Chapitre 3: Les premières années de la succursale de la Monnaie Royale Canadienne à Hull
C'est la forte demande d'ensembles hors-circulation qui va forcer la Monnaie Royale Canadienne à trouver, en 1965, un local externe pour y loger sa section des produits numismatiques qui est trop à l'étroit dans les locaux déjà surpeuplés de la MRC.
En effet, dès le 2 janvier 1965, la monnaie est innondée de commandes postales pour des ensembles hors-circulation. Le fait, plutôt cocasse, est rapporté dans les journaux et les journalistes s'intéressent à la chose.

Au total, plus de 6,000,000 d'ensembles sont commandés en l'espace de quelques jours. Pressé de commenter la chose, Walter Gordon, le ministre des finances dira qu'il va se pencher sur la question.
Discutant du problème avec Norval Parker, on explique au ministre qu'avec la demande présente et future prévue du marché intérieur, la Monnaie Royale Canadienne ne peut dédier que deux de ses 20 presses à la frappe d'ensembles, avec une capacité de produire seulement 2,000,000 d'ensembles.
le 5 janvier 1965, Walter Gordon annonce que de nouvelles "high speed" presses monétaires ont été commandées et seront reçues dans un délai de six mois. Il annonce aussi qu'on est en train de faire des arrangements pour trouver des locaux de production temporaires.
Il faut comprendre que l'année précédente, les employés de la MRC ont dû travailler sur trois quarts (shift) pour venir à bout des commandes d'ensembles.
Contexte
Lorsque la MRC produit les premiers ensembles scellé en 1961, elle est loin de se douter du succès qu'allait rencontrer ces ensembles entre 1963 et 1967. En effet, le nouvel étui de Pliofilm ne fait que répondre aux principales critiques de la clientèle et offre une protection accrue des ensembles durant le transport en assurant qu'aucune pièce ne vient s'appuyer sur une autre.
Vendu à $3.00 de 1961 à 1964, l'ensemble contient $1.91 de valeur faciale ou 1.1 once d'argent. Le dollar canadien contient à lui seul, avec son alliage de .800 d'argent, 0.6 once once d'argent. En comparaison, le monnaie d'argent des USA produite à la même époque est faite d'un alliage de .400 d'argent et aucun dollar ne sont produit depuis 1935.
Sans compétition, le dollar d'argent canadien est alors la seule véritable pièce-lingot d'argent d'Amérique du nord et peut presqu'être considéré comme une "proto feuille d'érable d'argent" (qui ne verront le jour qu'en 1988). Bien que destiné à répondre aux besoins des collectionneurs, les ensembles/dollars ont le meilleur profil pour l'investissement dans le métal d'argent.
Limites
Sous un autre angle, le contexte dans lequel s'inscrit les commandes de 1965 nécessite qu'on s'intéresse à la question des limites annuelles au nombre d'ensembles émis. Si la création de la section numismatique date de 1952 (certains parlent de 1951), elle fut essentiellement mise sur pied pour répondre à une demande qui, bien que croissante, reste minuscule. En 1961, la Monnaie produit 98,000 ensembles.
Jusqu'en 1963, la limite à l'émission des ensembles hors-circulation se résume au nombre de commandes. En effet, les commandes sont facilement remplies et c'est la demande qui fixe la limite.
À partir de 1964, la limite sera dictée par la quantité d'ensembles que la MRC est en mesure de produire et cette limite se traduira par une date limite de commandes.
Enfin, pour pouvoir apprécier la situation qui survient en 1965, il faut savoir que s'il y a "techniquement" une limite de tirage aux ensembles hors-circulation, les limites de commandes des clients semblent pour leur part avoir été inexistantes jusqu'en 1962. Ce n'est qu'en 1963 qu'on va instaurer une limite de 50 ensembles par client. La limite de 50 sera aussi appliquée en 1964.
En septembre 1964, on annonce que la limite sera seulement de 5 ensembles par client pour 1965. (ref: Saskatoon Star, 6 janvier 1965)
Le raz-de-marée de 1965
On comprend donc sans surprise le raz-de-marée des commandes du début janvier 1965 à la MRC; pour réussir à obtenir le nombre d'ensembles auquel on les a habitués, certains clients contournent la limite en envoyant des commandes en utilisant le nom et l'adresse de leurs proches. Connaissant le précédent de 1964, les commandes sont mises à la poste dès le 31 décembre au soir, garantissant à l'expéditeur que sa commande sera reçue en premier et remplie avant qu'un maximum de commandes ne soit atteint.
Le 2 février, le ministre des finances annonce:
[ref: Mint to step up coin output, Montreal Gazette, 2 février 1965]The Royal Canadian Mint will step up production and meet all orders of collector sets of 1965 coins...
...The mint will fill the orders it now has for 2,000,000 sets and an announcement will be made later when new orders for 1965 coin sets will be received.
All orders received will be filled even if the mint has to continue producing 1965 coins past the end of the year.
La décision est prise pour casser le côté spéculatif de la chose, mais ce sont les collectionneurs qui sortent perdants.
La production possible étant limitée à deux millions d'ensemble, on avait initialement, décidé de rejeter toutes les demandes dont le cachet de la poste étaient antérieurs au 1er janvier 1965 et on avait renvoyé à leurs expéditeurs les commandes de quatre millions d'ensembles excédants la limite.
En effet, à ce moment, on est peu préoccupé de satisfaire les commandes d'un seul ensemble et les règles établies ne favorisaient pas les collectionneurs particuliers.
Sur les 4 millions de commandes retournées à l'expéditeur en janvier, à peine un million de commandes d'ensembles seront réacheminées à la Monnaie Royale Canadienne quand celle-ci recommencera à accepter les commandes à la réception de nouvelles presses. [ref: Mint to step up coin output, Montreal Gazette, 2 février 1965]
Le véritable coup de grâce pour les collectionneurs, c'est la décision de poursuivre ad nauseam les commandes d'ensembles 1965. En effet, le ministre des finances annonce clairement que les ensembles ne prendront plus de valeur à cause de leur rareté car on en fera autant que les gens en voudront.
Ceux qui sortent gagnants seront justement les spéculateurs de tout acabit qui pourront obtenir les ensembles qu'ils désirent. Si la presse avait désigné la spéculation comme la responsable des commandes, le ministre a jugé que c'est la spéculation numismatique qui causait problème et non pas la spéculation sur les métaux.
Pourquoi Hull
Si on peut comprendre le "pourquoi" de la décision de Gordon de trouver un endroit où loger la section numismatique, le choix de Hull étonne un peu car le Currency, Mint, and Exchange Fund Act stipule que la monnaie doit être produite à Ottawa. En 1963 on n'avait pas donné suite à la demande de la ville de Hull qui avait signalé son intérêt à accueillir la Monnaie Royale Canadienne; pourquoi changerait-on d'idée maintenant?
Pressé par le temps, Gordon trouvera la place qu'il lui faut au début mars avec le concours de la National Capital Commission (NCC) qui réservera un espace au National Printing Bureau à Hull. Bien qu'en dehors des limites de la ville d'Ottawa, Le National Printing Bureau est toutefois à l'intérieur du District de la Capitale Nationale dont les frontières englobent une partie de la ville de Hull.

Archives NCC
Inauguré dix ans plus tôt en 1955, l'édifice a de l'espace disponible. Non seulement est-il sur le territoire de la Capitale Nationale, il abrite le système de chauffage d'appoint du Parlement auquel il est relié par des tuyaux de vapeur, malgré la distance et la rivière.

[ref:The Cliff Street Heating Plant, Ottawa, Bryan Dewalt, Revue d'histoire de la culture matérielle 40 (automne 1994).
Dans l'urgence du moment, on va considérer ces arguments assez valides pour aller de l'avant. Le transfert d'équipement débute le 25 mai 1965. On commence ainsi par tranférer les sections d'envoi et de manutention du courrier. Un mois plus tard, ce sont quatre presses monétaires et trois scelleuses qui sont installées (ref: Aaron Robert, Toronto Star, 1986).
De toute façon, la mesure, dit-on, est temporaire. "Les nouvelles presses qui sont commandées pour traiter les commandes seront ensuite rapatriées à la MRC". [Windsor Star, 12 mars 1965]
D'autres villes avaient aussi été approchées et/ou intéressées mais comme Hull, ces possibilités se butaient au même problème légal causé par le Currency, Mint and Exchange Fund Act.


Pour Walter Gordon, les décisions qui viennent d'être prises devraient mettre un terme à cette agitation qui perturbe les activités de la MRC et monopolise trop d'énergie alors qu'on connaît d'importantes pénuries de monnaies.
Pénuries
Le Canada vit en effet de graves pénuries de monnaie qu'on doit en partie à la thésaurisation des pièces par la population mais surtout, au drainage du marché causé par l'exportation frauduleuse de la monnaie qui est envoyée aux USA par des spéculateurs criminels plus organisés.
On va bien réussir à faire quelques saisies aux frontières mais les pénuries de monnaie qui vont continuer à affliger les banques et les commerces des grandes villes semblent indiquer que la guerre à l'exportation des pièces, menée par les forces frontalières, est un échec.
Bien que des locaux supplémentaires sont les bienvenus par Parker, ce sont davantage les nouvelles presses qui vont rassurer le plus le Master of the Mint. En effet, c'est grâce à ces presses qu'on pourra maintenir l'illusion, que le système est bon et que tout va bien. La réalité de la Monnaie est moins reluisante.
En effet, si la plupart des articles de journaux parlent d'un manque de 10 cents et de 25 cents et que la MRC publie des communiqués pour annoncer du temps supplémentaire pour contrer la pénurie, la MRC ne pointera jamais du doigt le vrai coupable, la pièce de 1 cent.
Le problème de la petite pièce de cuivre, qui n'est pourtant pas l'objet de spéculation, c'est qu'elle rapporte peu ou pas de seigneuriage, qu'elle monopolise plus de la moitié de la production annuelle des pièces produites par la MRC depuis 10 ans (sauf en 1960 où elle représente seulement 40% de la production) et qu'elle a un usage presqu'unique.
Véritable vache à lait de l'entreprise, la demande exagérée de pièces de 1 cent assure chaque année la moitié du travail de la MRC. Malheureusement, elle monopolise un nombre important de presses monétaires qui pourraient frapper des pièces de 10 et de 25 cents qui sont plus importants pour l'économie et l'industrie des distributeurs automatiques, sans parler de leur seigneuriage plus intéressant.
Mis à part les lecteurs attentifs des rapports annuels de la Monnaie Royale Canadienne et les employés de la Monnaie, peu de personnes sont au courant de la situation. Si on peut comprendre que la décision de cesser de frapper la pièce d'un cent ne relève pas du Master of the Mint, on peut toutefois souligner l'incapacité des responsables de la Monnaie Royale Canadienne à relever le problème et à en aviser les autorités gouvernementales compétentes
Confronté à un problème semblable, l'Angleterre avait cesser la production du farthing en 1956 et l'avait démonétisé en 1960. Notant peut-être la chose au passage, On ne soulevera jamais cette question au Canada avant le début des années 80.
Ensembles hors-circulation et ensembles du centenaire
En bout de ligne, les installations temporaires sont maintenues et des employés engagés. En 1966, malgré une baisse, la demande est tout de même de 672,000 ensembles. La Monnaie Royale Canadienne se doute toutefois qu'avec les ensembles du centenaire à venir, 1967 sera une grosse année pour les commandes.
Si les coffrets du centenaire connaissent effectivement un vif succès, l'expédition des coffrets par la Monnaie Royale Canadienne sera pointée du doigt par le vérificateur général lors de l'audit de 1967-68.
En effet, mal préparée à l'audit, une employée n'a pas fait encaisser des chèques de commandes qui doivent donc être comptabilisé par le vérificateur. Les chèques, signés par le même individu mais pour des adresses différentes totalisent une somme de $72,000; assez pour que le vérificateur décide d'approfondir la question. Dans son rapport, le vérificateur note:

Darlene Ruddick démissionne, Raymond Weldon Davidson est muté à un autre poste. Finalement, des charges seront portées contre les deux employés et contre le marchand Rudolph Hoffman.
Ce qui avait échappé au vérificateur n'échappe pas à l'enquête policière qui révélera que si une fraude a eu lieu en 1967, ce n'est que la pointe de l'iceberg.
Remontant la piste de Hoffman, les enquêtes qui se terminent fin 1970 mènent à l'arrestation de Frederick Priebe, un autre employé de la Monnaie Royale, payé par hoffman pour produire des pièces erronnées.
La GRC, qui se doutait depuis un certain temps, suite à des plaintes, que ce marchand semblait avoir un accès privilégié à des pièces particulières se rendit rapidement compte que ces pièces n'étaient pas le fruit d'erreurs fortuites mais bien le résultat d'une action délibérée.
Suite à une série de perquisitions visant les voitures et les résidences de Priebe et de Hoffman, on finit par identifier une chambre de l'hotel Skyline. On y trouvera un butin impressionnant:
- 66 silver quarters defaced at the edge (peut-être des flans de 5 cents?)
- 40 dimes with penny impressions
- 4,354 double impressions pennies ( oui, mais quel numéro dans la liste?!

- 12 gold quarters
- 1 silver dollar (pas vraiment de détail disponible...)
- 1 gold dollar
- 82 silver disks of various sizes
- 66 gold blanks of various sizes
[ref: Ex-coin dealer admits mint racket, Imperfect coins; imperfect crime, John Ferguson, Ottawa Journal, 10 September 1971, Page 3.]
Le juge Robert Hutton dira à Hoffman avant de lui infliger une peine de huit ans de prison:
"The most serious effect of your crime is the number of other people dragged into the matter".
Darlene Ruddick a du quitter son emploi et a écopée d'une forte amende. Priebe écope d'une sentence d'un an de prison. Davidson, lui aussi trouvé coupable écope de trois ans de prison.
---
Très peu d'informations sont disponibles à propos des activités de la Monnaie Royale Canadienne à Hull en 1969 et 1970. Il est possible que les locaux aient été abandonnés pendant une petite période.
En ce sens, dans un article de 1973, Kenneth Grant, le nouveau chef de la section des produits numismatiques mentionne que les locaux de Hull ont été aménagés il y a environ 18 mois (donc, selon l'article, aux alentours d'aout 1971...).
[ref: They're striking it rich in foreign coinage , R. U. Mahaffy, The Ottawa Journal, 20 Janvier 1973, Page 9.]